Chapitre I - Rencontre avec le roi de coeur [ZADIG

La reine de coeur était la seule à pouvoir donner un jugement définitif; mais les affaires qu'elle traitait étaient les plus importantes. Par exemple, elle se déplaçait lorsqu'un valet de trèfle avait mangé un bonbon sans sa permission, ou que la duchesse de Bimbamboum avait dit à un de ses serviteurs qu'elle allait lui couper la tête s'il continuait à toujours marcher de travers (chose à ne surtout pas dire : le coupage de tête était une spécialité de la reine de coeur; quiconque se l'appropriait sans son autorisation expresse risquait une lourde punition.

Mais, pour tout le reste, j'étais le juge suprêmement secondaire du tribunal. Les concours de buveurs de thé le plus rapide; le gâteau avec la forme la plus originalement banale; le lancer de champignons; et tout le reste : c'était moi ! J'adorais m'y rendre. Tous devaient redoubler d'imagination pour me surprendre, pour attirer mon attention, ce qui m'évitait de trop m'ennuyer. De plus, je pouvais en profiter pour surprendre les petits comme les gros secrets, puisque de nombreuses cartes, fleurs et autres en tout genre venaient me consulter pour les départager. Je m'empressait alors de dévoiler tous ces secrets à Domitille, ma grande et chère amie.

Ce jour-là, je sortais comme à mon habitude du tribunal, en me frottant les mains de satisfaction : le chat du Chestershire avait encore semé la zizanie dans le labyrinthe. Deux nouvelles recrues s'étaient fait prendre à son piège, et venaient s'en plaindre sur un ton discordant. L'intérêt de la situation en elle-même n'était pas particulièrement excitante, il fallait bien l'avouer. Cependant, en posant quelques bonnes questions, j'avais réussi à découvrir leur présence en ces lieux : l'Apollon, et une abeille. Je me promis d'en toucher deux mots à Domitille.

Soudain, au détour de la grande plaine : le roi, entouré de deux cartes du corps. Une pique dans la main, ils avançaient au gré du monarque. Ils étaient encore loin, et je ne me pressais pas pour me rendre dans leur direction. Je ne m'y serais par ailleurs probablement jamais dirigé, n'eut été une vision qui attira mon attention.

Un papillon; une lumière grisâtre; un arrosoir vert caca d'oie; une paire de gants; un éléphant; une pince à découper les cheveux; un arc à cheval; un parapluie à pois rouges; un hippocampe : c'était tout cela et rien du tout en même temps. Mu par une impulsion subite, je me mis à crier tout en agitant les bras en tout sens. En plus de temps qu'il en faut pour le dire (avouons le, la course n'est pas du tout mon point fort, et je ne suis pas une flèche. Il faudrait d'ailleurs peut-être que je m'y mette, ne serait-ce que par solidarité pour Domitille qui a pris un peu de poids ces temps-ci). Les gardes, interdits (ils avaient une expression un peu stupide; ou bien une expression intelligente; bref, avoir une expression n'est en soi déjà pas si mal), n'eurent pas la présence d'esprit de me barrer le passage.

Déjà, en équilibre précaire, je tentais d'attraper l'objet/animal qui, toujours, s'élevait de plus en plus haut. Agitant mes bras en tous sens. Sur les épaules du roi.