Zaïa; et les verchons fourgus bourniflaient.

Très chère Autruche en Mousse ;
Tu es aimablement invitée au non-anniversaire ta bien-aimée Rose Rouge, qui se déroulera demain au bord de la rivière fleurie. Attention ; une tenue habillée est de rigueur, tu vas rencontrer au cours de cette fête grandiose des individus bien plus importants que ceux que tu as l’habitude de fréquenter. Et n’oublie pas d’apporter quelques champignons, la Rose Rouge apprécieras certainement cette affectueuse attention.
Cordialement,
Le Lapin Blanc
PS ; Prévois de quoi te défendre contre les algues si tu comptes te baigner.

Les invités arrivaient en masse. La Rose Rouge se félicita intérieurement d’avoir placé quelques moules - plus féroces les unes que les autres – entre les deux hauts chênes qui délimitaient l’entrée du terrain de jeu, à savoir la rive de la rivière argentée. C’était l’endroit qu’elle avait choisi pour sa fête de non-anniversaire. Chaque convive brandissait avec fierté son carton d’invitation devant les impitoyables mollusques. C’était pour eux un grand honneur d’avoir été invités par la Rose Rouge en personne.
Zaïa examina d’un œil critique les tenues de ses hôtes, et constata avec allégresse que tous avait fait des efforts vestimentaires tout à fait remarquables. Les demoiselles étaient revêtus de robes colorées, toutes plus originales les unes que les autres. Elle remarqua entre autres l’Autruche en Mousse, qui avait agrémenté son long cou d’un ruban jaune très seyant, la Petite Huître, toute vêtue de bleu vif, et le Chapelier Toqué, qui avait pour l’occasion enjolivé son chapeau de dessins gribouillés. Elle esquissa un sourire satisfait avant de s’en retourner vers ses amis. C’était là un tout autre univers. La totalité de la haute aristocratie du Pays des Merveilles s’était réunie à l’occasion de cette fête. Les costumes étaient d’une toute autre envergure et rivalisaient de beauté et de raffinement les uns avec les autres. Si Zaïa avait exigé une tenue habillée, toutes les belles plantes du pays arboraient des toilettes divines, élégantes et sophistiquées. Des robes somptueuses, où la dentelle dessinait des arabesques soignées sur le corset de satin, où le jupon de mousseline rebrodé de perles multicolores laissait deviner d’adorables escarpins vernis. La Rose Rouge s’enivrait de tout ce luxe à longueur de journée.
Les Kangourous Briochés s’affairaient autour des convives, déposant sur l’herbe toute frémissante de longues nappes bariolées. Vinrent ensuite le Chef Langoustine , qui, aidé de ses adjoints, déposa sur ces tables occasionnelles des garnies de grosses pilules jaunes et vertes en guise d’entrée. Zaïa s’assit au bord de la nappe en prenant garde de ne pas froisser sa robe d’un rouge flamboyant, toute rehaussée de perles et de rubans. Elle fut aussitôt rejointe par La Rose Blanche, Le Lapin Blanc, Le Valet de Pique, La Duchesse, La Petite Huître (qui avait probablement flairé le ragot) évidemment accompagnée de Stanislas, ainsi que quelques curieux que la jolie fleur congédia d’un sourire explicite.

- Tu ne prends pas de pilules, le lapin ? demanda brusquement Domitille. Tu devrais, elles sont vraiment très bonnes.
- Oui, très bonnes, reprit Stanislas.
- Absolument délicieuses, surenchérit la Rose Blanche.
Viridiana rougit.
- Je préfère m’assurer que tout le monde puisse prendre de ces bonnes pilules avant de me servir. Même si elles sont très bonnes, vraiment très bonnes.
- Comment le sais-tu, tu ne les as pas goûtées ! s’exclama Domitille en fourrant une pilule dans sa bouche.
- Oui, vraiment très bonnes, répéta Stanislas après quelques minutes de silence.
- J’ai rencontré une morne morue mauve, ce matin, dit Domitille. Elle m’a raconté que l’Ecureuil Candide a insulté la Jaune Tulipe.
- Il a bien fait, répondit Zaïa. La Tulipe Jaune est vraiment abominable et détestable.
- Détestable, abominable, abominable, détestable. Ces mots riment. Mais c’est votre sœur !
- Oui, ils riment. Mais j’ai décidé que la Tulipe Jaune n’était plus ma sœur, elle est jalouse et c’est insupportable. Donc, je l’ignore.
- Vous êtes diabolique, Rose Rouge, dit la Duchesse ; et dans sa bouche cela résonnait comme un compliment.
Zaïa n’appréciait pas du tout la Duchesse. Elle savait que celle-ci tentait de se rapprocher d’elle afin de compter une nouvelle amie influente dans son répertoire.
- Pas diabolique, Duchesse, rancunière, répliqua-t-elle . Mais je ne suis pas méchante, je me contente de détester ceux qui me haïssent. Mais j'aime ceux qui me respectent. Je suis une rose, j'ai des épines, et qu'y s'y froote, s'y pique.
- C'est tout à fait sensé, commenta Domitille. En parlant d’épine, j’ai rencontré l’Epine, avant-hier. Il paraît que le Dodo l’a agressée lors d’une agression.
- L’Epine est une menteuse, affirma stoïquement la Rose Rouge. Je l'ai déjà vu faire. Elle est maligne, mais elle s'emmêle les pinceaux. Le Dodo ne l'a jamais agressée, ce n'est qu'une invention. Pauvre Dodo, elle l'a complètement manipulé. Elle cache bien son jeu, l'Epine.
- Soit, répondit la Petite Huître. Qui veut des pilules ? Lapin, tout le monde est servi, tu peux les manger.
- Elles sont vraiment très bonnes, ces pilules.

Depuis le début de cette passionnante conversation, La Rose Rouge évitait soigneusement le regard du valet de Pique. En effet, ledit singulier personnage semblait bien décider à l’épingler sur son tableau de chasse, et ça, Zaïa n’y tenait pas vraiment, d’autant plus qu’elle était déjà très –ou trop – proche du Chasseur pour s’intéresser à quelqu’un d’autre (surtout lorsque le quelqu’un d’autre en question n’était autre qu’un dangereux pervers qui collectionnait les histoires d’un soir).
La Rose Rouge se recula légèrement afin de laisser le Chef Langoustine débarrasser les restes de pilules pour les remplacer par un dessert consistant. En face d’elle, Domitille ouvrit des yeux ronds comme des abricots lorsque le crustacé déposa sur la nappe une assiette généreusement garnie de champignons hallucinogènes multicolores. Il y en avait des rose vif, des mauves, des turquoise, des rouges sombres, des dorés qui reflétaient la lumière du soleil, des vert pomme absolument énormes ainsi que des minuscules, pas plus gros qu’un œil de loir, orange à rayures jaunes et pois violets. Stanislas et sa partenaire se jetèrent avidement sur ces merveilles gastronomiques dans l’espoir d’apercevoir quelques volutes sombres. Zaïa choisit un champignon turquoise doté de gros pois d’un orange vif et le dégusta voracement, savourant son goût acidulé. Elle se saisit ensuite d’un spécimen doré, bien plus sucré. La chair brillante fondait sur la langue, et les yeux de la belle plante ne tardèrent pas à se voiler de mauve. Elle eut la délicieuse sensation que le temps s’arrêtait et que son cerveau ralentissait. Des volutes colorées se mouvaient devant ses yeux, elle semblait évoluer dans un rêve éveillé. Elle sentit une main sur son épaule, et tourna la tête. C’était la Petite Huître, qui n’avait pas l’air moins droguée qu’elle. Sur son visage s’étirait un sourire béat, et elle lui désigna la rivière dans laquelle plongeaient gaiement, sans se soucier de leurs costumes trempés , la plupart des convives. Même les aristocrates, visiblement sujets aux hallucinations, hésitaient à sauter dans le cours d’eau limpide.
Zaïa commençait à avoir chaud, et sa tête lui tournait. Domitille avait déjà disparu, sans doute avait-elle rejoint les baigneurs. Dans un accès de folie tout à fait courant, La Rose Rouge, sans un regret pour sa jolie robe écarlate, plongea dans l’eau argentée. La fête fut mémorable.